Le monde selon Chrysippe

par Raphaël Enthoven

Lire, février 2005

 

A la redécouverte du plus célèbre représentant du stoïcisme antique. Une pensée décapante!

Qui se souviendrait de l'Ïuvre, aujourd'hui disparue, de Chrysippe, sans tous les écrits des philosophes, des poètes et les mythes qu'il a recopiés in extenso dans les sept cent cinq livres qu'on lui attribue et qu'il écrivait, paraît-il, au rythme de cinq cents lignes par jour? «Si on retire des livres de Chrysippe toutes les citations venant d'ailleurs, déclare Apollodore, on ne trouvera plus que des feuilles blanches.» Il n'est donc pas injuste que les ouvrages de Chrysippe ne subsistent eux-mêmes que sous la forme des témoignages (Cicéron, Plutarque, Diogène Laërce, etc.) dont Richard Dufour effectue la recension exhaustive dans une magnifique édition bilingue en deux volumes.

Qui était Chrysippe? Un stoïcien de bonne composition qui répondit un jour à l'homme raillant son physique ingrat de «mouton de mer»: «Il est ridicule de se sentir offensé par ceux qui font des plaisanteries sur notre apparence.» Un étranger, né en Cilicie en 280 avant J.-C., qui enseignait aux Athéniens, largement xénophobes, les lois qui régissent leur propre vocabulaire. Un joyeux drille qui aurait, dans l'un de ses livres, décrit Héra faisant une fellation à Zeus, et qui serait mort de rire, en 206 avant J.-C., d'avoir donné du vin à un âne qui mangeait des figues... Un ancien coureur de fond venu à la philosophie parce que le Trésor royal lui aurait confisqué l'héritage paternel, et qui acceptait, sans scrupule, un salaire de ses étudiants. Un orgueilleux, si fier de lui-même qu'un jour où quelqu'un lui demanda: «A qui confierai-je mon fils?», il répondit: «A moi, parce que si je connaissais quelqu'un qui fût meilleur que moi, j'irais apprendre la philosophie chez lui.» Un mauvais rhéteur aussi, au sujet duquel Cicéron déclare que «la lecture des traités stoïciens de rhétorique enseigne surtout à devenir muet». Mais, à en croire Diogène Laërce: «Si les dieux font de la dialectique, c'est d'après Chrysippe.» Le philosophe est le fils spirituel et insolent de Cléanthe d'Assos et de Zénon de Cition, le père incontesté de la théorie stoïcienne de l'argumentation pour qui la philosophie est «une pratique de la raison droite». C'est à Chrysippe que la doctrine du Portique doit d'être plus rigoureuse sans être moins poétique.

De fait, cet ouvrage remarquable est d'abord une plongée limpide dans le monde magique et intelligent de l'ancien stoïcisme. Un monde sans vide ni atomes, où le temps et les principes sont corporels, où toute idée naît de la sensation, où l'âme elle-même n'est qu'une «manière d'être». Un monde où la Lune est plus grande que la Terre, où le Soleil est un flambeau intelligent, où le feu est un artiste qui assure la croissance des vivants, où les astres sont des êtres vivants, où les dieux eux-mêmes sont corruptibles, et où, par un «mélange intégral», une goutte de vin jetée dans la mer peut s'étendre à tout l'océan, tandis que la semence, tel l'ADN, contient des principes rationnels qui guident le développement de l'être engendré... Un monde où ce que nous appelons «hasard» est la mesure de notre ignorance. Un monde traversé par l'intellect de la même manière que notre âme pénètre la totalité de notre corps. Un monde éternel où pourtant rien n'est immuable - pas même la vérité. Un monde raisonnable, animé, intelligent, sage et gouverné par la Providence, où le mal qui s'y trouve est un mal nécessaire, où l'art divinatoire et l'interprétation des rêves présupposent l'acceptation du destin auquel toutes choses obéissent. Un monde - demeure commune des dieux et des hommes - dont les cycles cosmiques et l'enchaînement continu des causes interdisent que le divin en soit la cause première, mais où l'omniprésence du destin n'empêche pourtant pas d'agir: si vous êtes malade, et que votre destin implique la guérison, alors, dirait Chrysippe, vous consulterez fatalement un médecin... Bref, le monde magnifique et singulier d'un homme qui déclarait: «S'il me fallait suivre la foule, je ne serais point philosophe.»

 

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