Le Magazine Littéraire (mai 2005, p. 88)

 

Si les stoïciens sont demeurés célèbres pour avoir professé l'indifférence face aux malheurs de la vie, la parution de l'Œuvre philosophique de Chrysippe permet de découvrir un aspect plus méconnu du stoïcisme: la rigueur logique et la connaissance de la nature.

 

Chrysippe, le logicien du stoïcisme

par Thomas Bénatouïl

 

Il se disait dans l'Antiquité que "s'il n'y avait pas eu Chrysippe, il n'y aurait pas eu de stoïcisme". Né vers 280 avant Jésus-Christ à Soli (sur la côte sud de l'actuelle Turquie), Chrysippe n'est pourtant pas à l'origine de cette école philosophique. C'est Zénon de Kition (à Chypre) qui la fonde vers 301 à Athènes: l'histoire veut qu'il ait assisté à la lecture d'un texte sur Socrate et que son admiration pour ce dernier l'ait conduit à se convertir à la philosophie. Les stoïciens sont demeurés fameux pour leur apologie de l'inflexibilité face aux malheurs, mais l'originalité de leur philosophie est qu'ils fondaient cette rigueur morale sur la rigueur logique et sur la connaissance de la Nature. Or, si les parties éthiques et physiques du stoïcisme furent largement élaborées par les deux premiers chefs de l'école, Zénon et Cléanthe, il revient à Chrysippe - assurément le plus grand logicien de l'Antiquité avec Aristote - d'avoir développé sa partie logique et d'avoir grâce à elle systématisé l'ensemble de la doctrine stoïcienne. Dans cette entreprise de défense de son école contre ses rivales sceptique ou épicurienne, Chrysippe a écrit un très grand nombre d'ouvrages, qui sont cependant tous perdus. Nous ne connaissons donc la doctrine stoïcienne que par des citations ou des témoignages de divers auteurs grecs ou latins postérieurs qui la résument, la défendent ou la critiquent.

Ces nombreux textes sur la vie et les idées des premiers stoïciens on été systématiquement réunis en trois volumes par le philologue allemand Arnim en 1905. L'ouvrage bilingue de Richard Dufour est non seulement une actualisation complète du deuxième volume d'Arnim (certains textes ont été enlevés, d'autres ajoutés, d'autres déplacés) mais surtout une traduction de celui-ci, qui met à la portée de tous des textes jusqu'ici difficiles d'accès (même si on disposait déjà de l'excellente sélection de textes commentés d'A. Long et D. Sedley, Les Philosophes hellénistiques, II: les stoïciens, GF-Flammarion). À l'instar de celui d'Arnim, le recueil de R. Dufour concerne à la fois Chrysippe et le stoïcisme en général (un très grand nombre de témoignages ne se réfèrent à aucun stoïcien en particulier). Cette Œuvre philosophique ne couvre toutefois pas l'ensemble des témoignages sur Chrysippe et le stoïcisme, puisqu'il ne réunit que ceux qui ont trait à la logique et à la physique, laissant entièrement de côté l'éthique.

Rien donc sur la fameuse vertu stoïcienne ou la théorie des passions, mais absolument tout sur des doctrines aussi importantes, concernant en particulier nos capacités de connaissance, l'analyse de la signification et des démonstrations, l'ontologie stoïcienne, la nature du monde et de l'âme, le destin, la providence et les dieux. Les textes sont regroupés en chapitres thématiques, ouverts chacun par une notice présentant la spécificité des thèses stoïciennes de manière plus précise que l'introduction générale, qui fournit un résumé de la physique et de la logique stoïciennes. En outre, plusieurs index permettent de naviguer dans cet océan de textes tour à tour amples ou réduits à quelques lignes, limpides ou énigmatiques, minutieux ou grandioses, mais laissant tous apercevoir une facette du premier véritable système de l'histoire de la philosophie.

On abordera donc ces deux "pavés" chrysippéens comme un immense musée où l'on prendra plaisir à se perdre, ou comme un puzzle dont on cherchera à relever les innombrables défis. Cette parution suscitera ainsi peut-être quelque chose comme une renaissance du stoïcisme, et l'on pourra à nouveau vérifier que "s'il n'y avait pas eu Chrysippe, il n'y aurait pas eu de stoïcisme".

 

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